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Quand les révolutions arabes favorisent le retour au pays par VINCENT GEISSER et CLAIRE BEAUGRAND

Les 16 et 17 octobre s’est tenue à Tunis une conférence sur le poids et le rôle des migrants dans les révolutions arabes. Elle a remis en cause bien des certitudes en battant en brèche les dichotomies simplistes entre pays d’origine et pays d’accueil, immigrés et binationaux, engagement intérieur et extérieur.Les mouvements de protestation arabes de 2011 ont bouleversé la carte des migrations dans cette partie du monde. Des Cassandre avaient prédit l’accroissement des flux migratoires1 du fait de l’instabilité politique qu’induit toute période de transition — et sans connaître encore la violence dans laquelle se sont par la suite enfoncés la Syrie, la Libye mais aussi l’Égypte ou le Yémen. Pourtant, cette «  invasion migratoire  » n’a pas eu lieu : la forteresse Europe, en panne de solution alternative, a réaffirmé ses positions de renforcement du contrôle aux frontières, comme l’ont montré les recherches de Catherine Wihtol de Wenden2.

NOUVELLES PERSPECTIVES

En revanche, avec la chute de systèmes dictatoriaux honnis, le rapport que les descendants de migrants, les binationaux, les exilés entretiennent avec leur pays d’origine a changé. Tout d’abord, des mobilisations en soutien — ou contre — les soulèvements ont eu lieu en Europe, en Amérique du Nord et en Amérique du Sud. Ensuite, accompagnant un regain de nationalisme, de nouvelles formes de migration Nord-Sud sont nées de la perspective d’une nouvelle ère. L’idée d’une (ré)installation sur la rive sud de la Méditerranée est de plus en plus prise au sérieux.

«  Diasporas, migrants et exilés : quels rôles dans les révolutions et les transitions politiques du monde arabe  ?  » était le sujet de la première conférence annuelle organisée par le programme When Authoritarianism Fails in the Arab World (Wafaw)3 les 16 et 17 octobre 2014 à la Bibliothèque nationale de Tunis. Elle a été suivie par une table ronde réunissant des acteurs politiques et économiques tunisiens issus des rangs des returnees4. Parmi les thèmes abordés lors de la conférence figurait celui du retour au pays et de la «  migration inversée  ». Ce phénomène a été longtemps inimaginable, du fait de la confiscation par des régimes dictatoriaux des opportunités économiques et politiques dans les pays d’origine et de la délégitimation du «  retour  » — conçu comme séjour temporaire et cantonné au registre des visites familiales, de la retraite des chibanis ou des rapatriements de fonds.

Si leur nombre est difficilement quantifiable, ces migrations n’en forment pas moins un phénomène majeur du processus de transition dans le monde arabe.

ACTEURS INCONTOURNABLES DU JEU POLITIQUE

Bon nombre de membres de gouvernements qui ont succédé aux régimes déchus sont en effet issus des rangs des exilés. C’est le cas d’acteurs incontournables de la nouvelle vie politique comme le parti Ennahda en Tunisie : sous la dictature et la répression de Zine el-Abidine Ben Ali, les cadres du parti ont dû quitter le pays clandestinement, dès 1991 — parfois à pied, en passant par l’Algérie ou la Libye. C’est le parti lui-même qui a organisé l’exil de ses membres, leur fournissant de faux passeports et rétribuant les services de passeurs, avant de procéder au regroupement familial en 1995 lorsque femmes et enfants ont rejoint les militants partis seuls, dispersés dans environ 50 pays7.

Plus discrètement et à titre individuel, de véritables «  entrepreneurs  » ou techniciens du politique sans véritable lien militant avec la Tunisie sont revenus pour prendre part à l’expérimentation que représente la transition démocratique tunisienne, comme Elyes Ghanmi, haut fonctionnaire européen engagé dans le Parti socialiste français, qui dirige la campagne de Mustapha Ben Jaafar, candidat à l’élection présidentielle.

Dans la Libye voisine, une partie du personnel politique de la période post-Kadhafi est constituée d’anciens exilés, à commencer par deux des figures les plus importantes de l’exécutif libyen : l’ex-président du Congrès général national, Mohamed Youssef El-Megaryef (août 2012-mai 2013) et l’ex-premier ministre Ali Zeidan (novembre 2012-mars 2014). Tous deux avaient quitté en 1980 l’ambassade de Libye à New Delhi pour rejoindre le Front national du salut libyen, l’un des principaux mouvements d’opposition au régime de Mouammar Khadafi.

LA LÉGITIMITÉ DES RETURNEES

Le retour, et particulièrement l’accès à des postes à responsabilité pose la question de la légitimité et de l’ancrage local. Loin de la caricature du retour d’Ahmed Chalabi, parachuté par les Américains en Irak en 2003 bien que sans crédibilité, des précédents historiques témoignent de la difficulté de l’intégration ou de la pérennisation de la présence des returnees.

Ainsi, dans les territoires palestiniens occupés, ceux qu’on appelle les mughtaribun, ces diplômés des universités prestigieuses occidentales issus de la diaspora palestinienne, ont été invités par l’Autorité palestinienne à constituer un réservoir d’experts en vue de préparer aux négociations d’un statut final avec Israël. Ils ont en fait assez peu comblé la distance qui les séparait des Palestiniens. Leurs stratégies de carrière individuelles ou leurs attentes en termes de niveau de vie plus élevé les ont finalement poussés à concevoir le retour comme une étape temporaire. Au Bahreïn, l’opposition, qui a conservé à l’inverse un fort ancrage de terrain, est revenue en 2001 après l’amnistie déclarée par le nouveau roi Hamad Ben Issa Al-Khalifa. La question de la légitimité s’est alors posée dans des termes différents mais cruciaux pour comprendre l’instabilité du compromis politique des décennies 2000-2010 : le décalage entre le programme formé par l’opposition et la Constitution de 2012 a conduit à un mutuel déni de légitimité.

De fait, la légitimation du capital humain accumulé à l’étranger n’est pas automatique. En Tunisie, l’expérience acquise dans d’autres pays peut jouer un rôle essentiel au niveau de la communication des idées islamistes à l’extérieur par exemple, car elle permet de maîtriser les codes culturels et linguistiques des médias mainstream. En revanche, l’ostracisme subi à l’étranger est perçu de façon négative, comme une dégradation sociale, alors que le nom de famille, parce qu’attaché à un lieu, est une ressource électorale. Sur ce plan, le poids des sociabilités notabiliaires et élitaires reste constant, même après la Révolution et malgré l’expérience de la souffrance et le statut de «  première victime  » de la dictature. En Libye, la greffe a très difficilement pris, non seulement parce qu’une partie des exilés provenait d’une ancienne élite bourgeoise évincée par Khadafi, mais également pour des raisons sociales et culturelles : ils sont revenus avec un système de valeurs «  entrepreneuriales  » rejeté comme étant étranger à la société libyenne.

L’INVESTISSEMENT, CAUSE NATIONALE

De fait, les diasporas sont souvent perçues comme des sources de capital et d’investissement. À la question posée à un responsable sur la façon dont il pourrait servir sa patrie à sa sortie de l’École polytechnique, l’entrepreneur franco-tunisien Elyes Jeribi16s’était vu répondre de rester à l’étranger et d’envoyer des devises. En ce sens, la chute du système clientéliste de Ben Ali a marqué une rupture, les Tunisiens de l’étranger étant davantage perçus comme des «  forces de proposition  » et d’initiative pour Meherzia Labidi17.

Une distinction s’impose entre les Tunisiens de retour qui investissent «  en mobilisant leurs propres ressources et moyens financiers  » et de nouvelles figures bâtisseuses, entrepreneurs de la finance et du commerce qui voient le futur économique du petit marché tunisien dans son potentiel de hub (plaque tournante), sa capacité à rayonner dans la région pour contourner l’enclavement que représente la fermeture du marché algérien et le chaos de celui de la Libye. Cette idée concerne avant tout les États-Unis, nouveau partenaire commercial que la Tunisian American Young Professional, association créée en 2011, essaie d’attirer.

AUTRES FORMES DE DÉPARTS… ET DE RETOURS

Enfin, ainsi que François Burgat, directeur du programme Wafaw, l’a rappelé, les migrations Nord-Sud n’ont pas toujours comme but l’investissement dans le grand chantier politique ou économique d’un État en phase de transition. Elles sont parfois le fruit d’une volonté de rupture avec les démocraties constitutionnelles occidentales. Ignoré ou méconnu en tant que projet de vie religieux et pacifique la hijra, le retour en terre musulmane, a attiré toute l’attention de l’Occident lorsqu’elle a pris une forme paroxystique d’appel djihadiste et par là même s’est doublée d’une dimension sécuritaire.

Dans un tel cas, les catégories analytiques habituellement mobilisées sont brouillées. Le rejet absolu et l’adhésion à la forme transnationale ressuscitée du califat — défini par son opposition aux fondements et principes de l’État-nation — concerne les pays du Nord tout comme ceux du Sud musulman, à commencer par la Tunisie sécularisée. Ainsi, de part et d’autre de la Méditerranée, les États sont confrontés à de nouvelles formes de retour, celui du front en Syrie, la Tunisie les estimant à 400 personnes..

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