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Les transitions démocratiques : mobilisations collectives et fluidité politique

Comment penser l’incertitude fondamentale des « transitions démocratiques » ? Peut-on, au delà de leur chaos apparent, discerner des logiques propres à ces situations qui nous éclairent sur le « comment » des processsus de démocratisation et non plus seulement sur leur « pourquoi » ? Peut-on découvrir des propriétés contextuelles qui nous aident à comprendre les problèmes de gestion des réformes, de légitimation, de consolidation démocratique, ou les phénomènes de mobilisation collective qui marquent ces périodes de flux, de changement.

Les modèles et approches « classiques » de la démocratisation ne semblent pouvoir en rendre compte, faut-il alors adopter une position alternative dérivée de l’analyse des crises politiques (fluidité) et des mobilisations collectives ? Ce sera notre hypothèse.

La « transitologie » (P. Schmitter) a produit une abondante littérature, dont les inflexions théoriques ne sont pas sans rapports avec les détours de l’ »Histoire réelle » et de la construction démocratique. Grossièrement, au temps long des premières vagues semblent correspondre les analyses structurelles, fondées sur des macro-variables d’ordre culturel, économique ou social (religion, culture civique, structure agraire, niveau de richesse économique…). Citons pour mémoire les travaux d’Almond et Verba sur la culture civique, ceux de D. Lerner, S. Eisenstadt sur la modernisation, ceux de B. Moore ou A. Gerschenkron (sur les rapports pluralisme/révolution agro-commerciale ou révolution industrielle) et surtout la thèse, controversée, de S.M. Lipset sur les préconditions socio-économiques de la démocratie.

Ces approches macro-historiques  ont contribué à l’intelligence des conditions d’émergence, de consolidation et de stabilité des régimes pluralistes. Mais elles ont aussi subi la critique pour leur biais déterministe, parfois finaliste et surtout pour leur tendance à confondre corrélations statistiques avec causalité historique. Si des conditions culturelles ou économiques paraissent préserver la stabilité, le fonctionnement d’une démocratie, peut-on assurer qu’elles sont nécessaires à son avènement ?

La perspective, remarque D. Rustow, est souvent plus « fonctionnelle » que « génétique » et néglige la dimension politique. Au mieux, elle nous instruit sur les probabilités de réusssite des démocratisations et sur le « pourquoi » des transitions, jamais sur le « comment ».

Ces impasses, combinées à l’accélération des changements de la « Troisième vague », au rôle clé de certains acteurs des transitions (Suarez, Caramanlis…) ont conduit à des réorientations théoriques : l’action des leaders fut réévaluée et l’attention s’est déplacée vers les facteurs de court terme, les variables micropolitiques. Dès la fin des années 1970, le paradigme du choix rationnel, de l’interaction stratégique s’est imposé pour rendre compte des processus de transition eux-mêmes et non plus seulement de leurs conditions d’émergence.

Deux propositions fondent cette réorientation : d’abord, l’idée que les variables politiques importent plus que les autres dans la compréhension des processus de transition. Ainsi « l’ouverture », la libéralisation, des régimes autoritaires ne pourrait se comprendre qu’au regard de la lutte pour le pouvoir que se livrent les divers groupes et factions au sein de l’Etat.

Ensuite le postulat selon lequel les transitions démocratiques sont des situations d’anormalité où l’action stratégique des élites, le talent, l’habileté politique des leaders sont décisifs pour penser le « moment » du changement de régime et comprendre les divergences de trajectoire.

Cette réhabilitation de l’action, des variables politiques a aussi permis d’insister de façon salutaire sur le caractère indéterminé des transitions démocratiques. L’incertitude est désormais introduite comme « paramètre » central des transitions. C’est elle qu’il faut saisir pour comprendre les processus de démocratisation dans leur complexité. O’Donnell et Schmitter invitent à la prendre comme objet d’étude, A. Przeworski en fait l’élément central de sa théorie (la démocratisation comme « processus d’institutionnalisation de l’incertitude »).

L’hypothèse centrale, commune à l’ensemble de ces analyses centrées sur la dimension politique et l’incertitude est la suivante : les origines et l’évolution des régimes démocratiques sont déterminées moins par les facteurs culturels ou économiques que par les actions, les choix des élites clés qui cherchent à maximiser leurs intérêts dans un cadre institutionnel en flux que leur lutte contribue à façonner.

A l’intérieur de ce paradigme du choix rationnel, l’accent est mis sur diverses variables politiques : nature du leadership, du régime autoritaire (ou totalitaire) ; composition et division du bloc au pouvoir ; performance/efficacité/légitimité du gouvernement ; autonomie/contrôle des forces armées ; soutiens/oppositions dans la « société civile »… Deux modèles célèbres peuvent illustrer ces réorientations théoriques. Celui de D. Rustow, d’abord, qui à partir d’une critique des « approches fonctionnelles » (préconditions) cherche dès 1970 à construire un modèle politique « génétique » des transitions.

Le processus commence en général par une « phase préparatoire » marquée d’un « conflit politique prolongé et insoluble » qui force les protagonistes à engager des réformes de libéralisation. « La démocratie n’est pas l’objectif premier, originel ; elle est recherchée pour d’autres fins, elle émerge comme un sous-produit fortuit du conflit, de la lutte ».

Cette phase préparatoire se clôt par la décision consciente des élites de s’entendre sur des règles minimales, d’institutionnaliser le pluralisme pour sortir de l’impasse. La phase de consolidation, qui suit la concrétisation de ce compromis est une période de sélection des acteurs et d’apprentissage-acceptation des règles (« habituation phase »).

Rustow insiste donc sur la dimension conflictuelle des transitions, sur les choix politiques cruciaux qui sont effectués par les élites dans ce contexte de polarisation, d’incertitude et met l’accent sur la dynamique du processus lui-même. Juan Linz, de la même manière, affirme l’importance, « surdéterminante » des variables politiques.

Dans les phases de changement, de rééquilibrage, le choix des élites est crucial ; la formulation de « l’agenda initial », son habile gestion, fixe dès le départ le sort des transitions. Il s’agit pour les nouveaux dirigeants de faire la preuve de leur capacité à gouverner et affirmer ainsi la légitimité du nouveau régime. Au coeur de ce « programme des urgences de la légitimation démocratique » (G. Hermet) se joue la gestion des soutiens et des oppositions (« loyales/semi-loyales/déloyales ») et la formation des prédispositions de base envers le nouveau régime.

En désignant ainsi les impératifs d’une démocratisation réussie, Juan Linz souligne donc l’importance stratégique de l’action des élites politiques. Il ouvre la voie à l’analyse des transitions en termes d’interaction stratégique mais aussi aux « explications » volontaristes du changement.

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