Articles Justice Transitionnelle

Le « procès politique » : l’épineux critère de sélection des juges de la Justice Transitionnelle

Photo du procès du complot de 1962 – parue dans le journal La Presse le 17 janvier 1963
Photo du procès du complot de 1962 – parue dans le journal La Presse le 17 janvier 1963

 

A l’heure où la réforme du statut de la magistrature soulève des débats houleux au sein de l’Assemblée des Représentants du Peuple, il est pertinent de se pencher sur une disposition qui cristallise en son sein, une partie de l’histoire judiciaire tunisienne. Il s’agit de la disposition posée par l’article 8 de la loi organique relative à la Justice Transitionnelle.

Cet article, rouage central du dispositif de justice transitionnelle, dispose dans son premier alinéa que :

« Sont créées par décret des chambres spécialisées (…)  elles sont composées de juges, choisis parmi ceux qui n’ont pas pris part à des procès politiques».

Une condition importante a été expressément formulée par la loi, elle énonce que les juges qui composeront ces chambres spécialisées ne devront pas avoir pris part à un « procès politique ». Si le critère semble légitime, il convient encore de le définir afin de comprendre sur quelles bases seront sélectionnés les juges en charge de la Justice transitionnelle.

L’historien français Yves-Marie Bercé, nous livre une clé de compréhension à ce sujet :

 « Admettons d’appeler politique un procès qui réunit un État persécuteur, des magistrats serviles ou partisans, des culpabilités incertaines et des condamnations pour l’exemple ; ce sont là des figures éternelles de la comédie humaine ».

 

Radiographie du procès politique

Le procès politique ne connaît pas de définition juridique, néanmoins certaines considérations de fond et de forme permettent de l’identifier.

Dans la forme, un procès politique, se singularise par le fait qu’il sort des canons qui régissent la procédure pénale. Il ignore les garanties du procès équitable, ou déforme l’esprit des règles procédurales.  Par exemple, si la procédure pénale exige la publicité des débats, le procès politique, se différenciera, en omettant cette condition, et se déroulera dans le secret. Inversement, il peut aussi travestir cette exigence et la vider de son sens, en érigeant le procès public en procès spectacle, où l’imperium juridique se met en scène afin de marquer les esprits.

Le procès politique se distingue aussi du procès conventionnel dans son rapport au temps judiciaire. Il peut être anormalement long, pour maintenir l’accusé dans une constante insécurité juridique, ou au contraire, il sera étrangement court en comparaison de la gravité des faits examinés, et devient alors procès expéditif.

En règle générale, le procès politique s’illustre, par les nombreuses irrégularités de procédures qui l’émaillent, et qui traduisent une volonté intentionnelle de travestir la vérité, afin de réunir les conditions d’une condamnation certaine.

Sur le fond, le procès politique se reconnaît comme le procès où est mis en cause, une action ou une opinion perçue comme une menace pour la suprématie de l’État.  Celui-ci fait alors usage de l’autorité judiciaire pour se protéger de cette tentative de déstabilisation, que celle-ci soit bien constitutive d’un fait criminel (tel un acte terroriste) ou non (comme la participation à des élections).

Enfin, le procès politique se  caractérise aussi quant aux  personnes qu’il met en cause. Ceux-ci sont le plus souvent porteurs d’idéologies, ou d’opinions qui s’opposent aux détenteurs du pouvoir, on comprend donc qu’au-delà de l’acte, c’est la personne ou le groupe qui sont visés en ce qu’ils représentent un danger ou une alternative au régime. On fait le procès des intentions, dans le but de casser une résistance, briser une opposition, ou faire taire une voix dissonante.

En bref, le procès politique est la mise à l’écart du droit à des fins politiques.  Le juge qui y prend part ne remplit plus sa vocation d’arbitre impartial. Il travestit la fonction judiciaire et en revêt les habits pour devenir lui-même un instrument de répression au service du régime qui le télécommande.

 

Photo du procès du complot de 1962 – parue dans le journal La Presse le 17 janvier 1963
Photo du procès du complot de 1962 – parue dans le journal La Presse le 17 janvier 1963

 

Un critère lacunaire, mais lourd de sens

Toutefois, même dénué d’enjeu politique, un procès peut être inique, et constituer un déni de droit.  En effet, nombre de procès de droit commun, traitants d’affaires juridiques ordinaires, font l’objet d’un traitement inéquitable. Dans ces procès, le juge établit un rapport de force déloyal, et scelle la décision judiciaire non sur le droit, mais en fonction de l’influence (appréciée financièrement) d’une partie au détriment de l’autre. Sans être politiques, ces procès sont une contrefaçon de la fonction judiciaire, et jettent un sérieux discrédit sur les magistrats qui s’y prêtent.

Enfin, contrairement aux procès politiques qui mobilisent l’opinion publique, les procès ordinaires altérés par la corruption, soulèvent peu d’attention. Ils sont difficiles à identifier, et ceux qui en sont responsables sont rarement inquiétés. En effet la corruption financière dans la Justice est un sujet tabou, ce qui rend malaisées, l’identification et la mise à l’index des juges qui s’y sont mêlés.

Néanmoins, dans un pays comme la Tunisie, où la « réputation », au sens d’honorabilité attachée à une personne, joue un grand rôle, on dispose d’un baromètre fidèle, bien qu’informel, pour apprécier l’impartialité d’un juge.

Un magistrat tunisien confie à ce sujet que dans le milieu tout le monde connaissait les « bons juges », et les « juges pourris », et que de toute manière il suffisait d’aller voir la maison des uns et des autres, pour s’en assurer. Effectivement, l’évaluation du  train de vie, est un indicateur objectif et éloquent, usité par les administrations fiscales pour déceler une anomalie dans le patrimoine d’un individu.

Ainsi, bien que le critère du « procès politique » soit essentiel, il n’en demeure pas moins lacunaire. Force est de constater qu’il ne peut être l’unique indicateur pour apprécier l’impartialité des juges qui seront en charge du volet contentieux de la Justice transitionnelle.

Malgré tout, il faut souligner que l’introduction d’un tel garde fou dans le corpus législatif tunisien est totalement inédite. Elle  signe un début de reconnaissance d’un sombre pan de l’Histoire judiciaire tunisienne.  La charge politique d’une telle consécration est symptomatique d’une tradition législative émergente, qui n’hésite plus à nommer les dérives du monde judiciaire.

Cette défiance à l’égard des juges est bien réelle, et imbibe jusqu’aux débats qui opposent en ce moment même, le pouvoir législatif et judiciaire, à l’occasion de la discussion du projet de loi relatif au statut de la Magistrature.

 

Où trouver les juges de la Justice Transitionnelle ?

Au-delà du critère de sélection juges, mais de manière tout aussi prégnante, il faut signaler le fait qu’il sera matériellement difficile de recruter les juges pour constituer les chambres spécialisées. Ce qui expliquerait pourquoi, neuf mois après la parution du décret portant création desdites chambres, aucune juridictions n’est encore formées.

De fait, la  Tunisie, comme bien d’autres pays,  fait face à un phénomène d’inflation judiciaire. Trop peu de personnel judiciaire et de magistrats traitent des affaires toujours plus nombreuses, avec des moyens de plus en plus limités. Pour créer les juridictions exigées par la loi organique de 2013, il faudrait détacher des magistrats de leur juridiction d’origine, pour les placer dans les chambres nouvellement créées. Toutefois, le corps judiciaire tunisien ne semble pas en capacité de remplacer ces départs. Au risque de créer une brèche non colmatée au sein de juridictions déjà surchargées de travail.

Où trouver donc, ces juges tant recherchés ? Pourrait-on, se tourner vers les jeunes magistrats, juste diplômés de l’Institut Supérieur de la Magistrature. Cette option satisferait aux conditions émises par la loi, en effet, il est difficile d’imaginer qu’un jeune juge ait pris part à un procès politique entre 1955 et 2011.

Cependant,  la complexité des affaires qui seront déférées aux chambres spécialisées, laisse penser qu’elles seront confiées à des magistrats disposant d’une solide expérience dans l’appréhension des violations les plus graves. Ainsi, il semble peu envisageable de propulser sans sommation, de jeunes juges dans l’arène où se jouera la bataille judiciaire la plus délicate des cinq prochaines années.

Ainsi, si ni les jeunes juges, ni les juges installés ne peuvent se prêter à cette mission, la solution intermédiaire serait éventuellement de privilégier les juges en fin de carrière, voire de rappeler des juges récemment partis à la retraite. Pour cela, le ministère de la Justice, devra au préalable aménager le droit existant pour permettre ces réintégrations.

Le choix des juges retraités ou en fin de carrière s’il est acté, n’est pas anodin. Derrière ce choix, se profile, encore une fois, la brûlante question de l’impartialité.

En effet,  il  est coutume de dire, que les juges ayant franchi un certain stade d’avancement dans leur carrière, seraient moins sensibles aux pressions politiques ou aux tentatives de corruption. Reste au ministère de la Justice, l’épineuse tâche de sélectionner les juges adéquats parmi ceux qui accepteraient de venir soutenir une Justice tunisienne qui vit une heure cruciale de son Histoire.

 

G.O

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Bouton retour en haut de la page
superreplica.co