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Justice transitionnelle, le dialogue est-il possible ?

La nécessité de verbaliser

Dans moins de deux mois, l’Instance Vérité et Dignité débutera les auditions publiques et privées. Cette libération de la parole est attendue avec impatience et anxiété par les victimes.

Les attentes des victimes en termes de Justice transitionnelle sont immenses, et depuis son ouverture au public, il défile au sein de l’IVD des milliers de dossiers. Au-delà de la réparation des pertes et souffrances subies, les victimes qui font la démarche de déposer une plainte, expriment avant tout le désir de témoigner.

Les auditions préliminaires conduites par des organisations de la société civile, ont d’ailleurs montré combien les victimes ressentent le besoin de libérer une parole trop longtemps enfouie.

Parler, au sein d’un procès, est toujours pénible. Décrire le crime, quantifier la douleur, désigner les coupables n’est jamais aisé pour la victime. Mais la parole est tout aussi ardue pour l’auteur à qui l’on demande de reconnaitre ses torts, et expliquer l’inexcusable. En bref, on attend des uns et des autres, de poser une série de mots audibles sur ce qu’ils ont tu durant des années.

La confrontation de la parole de la victime et de l’auteur, est supposée soulager la première des souffrances endurées et absoudre le second de ses méfaits, suivant la maxime « faute avouée, à moitié pardonnée ».

Un dialogue à plusieurs voix

Le dialogue qui se mènera tout le long du processus de Justice transitionnelle réuni plusieurs interlocuteurs.

Tout d’abord, un dialogue s’ensuit entre le citoyen et l’Etat à travers ceux qui le représentent. Notamment, l’Instance qui, malgré son indépendance juridique, détient une fraction de l’impérium étatique. En réalité, l’Instance représente même une certaine idée de l’État, à savoir l’Etat de droit face à l’Etat répressif. Aujourd’hui la possibilité qui est offerte aux citoyens de déposer une plainte sans que celle-ci soit dédaignée est, en soi, le préalable d’un dialogue plus aboutit entre les citoyens et l’Etat.

Ensuite, idéalement, un dialogue devrait s’établir entre les victimes et les auteurs des violations. Les auditions qui auront lieu à l’Instance ou au sein des chambres spécialisées crées à cet effet, sont supposées offrir un lieu où peuvent se confronter la parole de la victime et celle de son persécuteur.

Tentation du mutisme

Dans les processus de Justice transitionnelle, comme dans tout procès ordinaire, les accusés préfèrent se taire, et se murer dans un silence dont ils sont péniblement extraits.

Comment, dans ces conditions, briser le mur de silence qui risque de s’abattre sur les Tunisiens, si ce dialogue n’a pas lieu ? Comment concilier, d’une part le besoin irrépressible de parler, et d’autre part, la tentation du mutisme ?

Faire comprendre aux auteurs combien il est nécessaire de libérer la vérité en l’exprimant ne sera pas une mince affaire pour ceux qui se sont engagés dans le processus de Justice transitionnelle. Car si la parole libère l’un, elle condamne nécessairement l’autre, sinon à des peines pénales, du moins à l’opprobre général.

Mise en scène du dialogue

À ce propos, tout le monde se remémore de l’affaire du talk-show Labès sur la chaîne tunisienne Ettounsia. Lors de cette émission, un ancien policier, Kamel Mraihi, se vanta d’avoir fait preuve d’une obéissance exemplaire à l’égard de l’Ancien Régime, et avoua avoir maintes fois usé de la torture à l’encontre des opposants politiques, en décrivant ses techniques avec moult détails. En face de lui se trouvait un ancien prisonnier politique, qui avait été lui-même en proie à ses méthodes.

L’émission fut censurée par la Haute Autorité Indépendante de la Communication, l’institution en charge de la régulation des médias en Tunisie. Toutefois, une bande-annonce diffusée sur internet, a permis aux Tunisiens d’entrevoir des bribes de cette confrontation surréaliste.

Cette mise en scène sordide du dialogue bourreau-victime, a créé un malaise dans l’opinion publique tunisienne. Surtout elle a posé la question fondamentale de l’impunité de Kamel Mraihi, qui à l’image de nombreux anciens tortionnaires, n’avait pas été inquiété pour ses crimes, et bénéficiait d’une amnistie tacite de la part des autorités pénales.

Parler contre l’impunité

Cette tragi-comédie audiovisuelle aura toutefois eu un avantage. En effet, peu après la diffusion de l’émission, Kamel Mraihi, fut suspendu de ses fonctions par le ministère de l’Intérieur, et une enquête pour crimes de tortures fut ouverte par le parquet.

Par ailleurs, celui-ci fut convoqué à l’Instance Vérité Dignité, dans le cadre d’une « audition libre ». Lors de cette audition, l’ancien tortionnaire confessa, que sa vie avait été bouleversée depuis la diffusion de ses aveux. Il confia que son entourage l’avait ostracisé, que ses amis le fuyaient, sa propre mère avait coupé tous liens avec lui.

Le « bannissement » qu’il subit est un premier pas vers le recul de l’immunité dont il jouissait. En réalité, cette mise au ban, est peut-être la sanction la plus efficace, et c’est là toute la particularité du processus de Justice Transitionnelle, qui repose autant, sinon plus, sur le blâme social que sur la sanction juridique.

Réconciliation contre Vindicte

La logique répressive pure, qui veut qu’on punisse le coupable à hauteur des crimes commis, peut avoir l’effet inverse au but recherché. À ce propos, l’exemple rwandais est fort éloquent. Au lendemain du génocide, des centaines de milliers de génocidaires hutus furent enfermés dans les geôles et des camps en attente de leurs procès. La masse de personnes à juger et le manque de moyens de la Justice rwandaise ont littéralement crée une situation de désastre humanitaire. Faute de soins et de nourriture suffisante des centaines de prisonniers moururent, sans parler des multiples exécutions sans procès qui furent prononcées. D’anciens bourreaux, les génocidaires devinrent à leur tour victimes, entretenant malgré eux, le mythe de l’éternelle oppression des hutus.

En Tunisie, et dans une moindre mesure, livrer les bourreaux à la vindicte populaire et à l’épée de la Justice pourrait avoir des répercussions indésirables. La victimisation des bourreaux, réelle ou fantasmée, peut être instrumentalisée, et conduire à un total retournement de situation, où la véritable victime serait désignée comme une personne avide de vengeance. Mal engagé, le dialogue peut tourner à un règlement de comptes, et raviver les rancœurs.

Un défi dont à bien conscience la présidente de l’Instance, Sihem Bensedrine, qui déclare à ce sujet « Nous avons tout à perdre à faire des anciens bourreaux les nouveaux boucs émissaires de la Tunisie». Tout le contraire donc, de l’objectif de la Justice Transitionnelle qui vise à réconcilier les Tunisiens entre eux.

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