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Sira’, ou la Catharsis mémorielle par le Cinéma

Le 6 janvier 2015, au cinéma Le Colisée, s’est déroulé l’avant-première du film de Moncef Barbouch, Sira’ (Conflit en français).  Son absence remarquée aux Journées Cinématographiques de Carthage, avait entretenu la curiosité d’un public qui semblait attendre avec impatience un film qui se proposait de narrer les heures les plus sombres du régime de Ben Ali.

En un peu plus de deux heures, Moncef Barbouch s’est donné l’ambition de montrer les nombreuses facettes de la machine de répression bénaliste, en déroulant une galerie de personnages riche et diverse incarnant les différents rouages de la société tunisienne. Parmi eux, le Professeur, c’est ainsi qu’il est nommé tout le long du film, occupe une place centrale. Autour de lui s’organisent des vies et destins différents, tous unis par le fait qu’ils ont été un jour, les victimes directes de la dictature. Syndicalistes et militants torturés et privés de leurs libertés, homme d’affaire prospère subissant le racket humiliant de l’ex famille régnante, enfants forcés à un exil de tous les dangers, femmes de prisonniers politiques luttant pour survivre.

Au-delà de la simple œuvre cinématographie, Sira’ est un témoignage pressant d’un passé que la Tunisie en quête de changement a du mal à affronter. A mesure que se déroulait la pellicule, il se tissait un lien particulier entre le film et son public. S’il est vrai que tout film impacte nécessairement son public, dans le cas de Sira’, on pouvait observer des réactions inhabituelles dans une salle de cinéma, traditionnellement composée de spectateurs impassibles, pour ne pas dire passifs.
En effet souvent, lors d’épisodes forts du film, ou encore lors de la diffusion d’images d’archives, le public applaudissait à tout rompre, criait des slogans, comme s’il devenait lui-même acteurs des scènes mouvementées qui se jouaient devant lui.

Parfois aussi, des rires fusaient à des moments inopportuns.  Ces rires nerveux surgissaient à l’apparition d’images particulièrement pénibles, comme si certains spectateurs surpris par certaines scènes de torture d’un réalisme insoutenable, se trouvaient dépourvus quant à la réaction à adopter. Le malaise qui les prenait à la gorge, fuyait alors en un rire honteux, incongru, déplacé.

La multiplicité et complexité des émotions déclenchées par le film, font de Sira’ une véritable expérience cathartique, à la manière d’une tragédie grecque. La Catharsis se définie classiquement comme l’épuration des passions via l’expérience de la dramaturgie, le détachement de ses angoisses transposées dans les événements vécus par les personnages. Dans le cas qui nous intéresse, il ne s’agissait pas tant de purifier son âme des troubles de la passion, que de vivre une intense expérience de mémoire collective. Les souvenirs émergeaient à nouveau pour ceux qui avaient vécu les situations décrites dans le film, quant aux autres, le film leur offrait l’occasion de mettre des images, certes fictives, sur un passé flou et imprécis.

Les Arts et les Lettres ont toujours été un moyen de préserver un épisode de l’Histoire et de contourner l’oubli, car l’Histoire disparaît à mesure qu’elle se déroule, et elle est perdue à jamais, si les hommes ne prennent pas soin de l’écrire dans des livres, de la peindre sur des toiles, ou de la jouer à nouveau. L’Histoire de l’Art et du Cinéma regorge d’exemples à ce sujet, on pense bien sûr, au bombardement de Guernica, qui est à jamais graver dans la mémoire collective grâce au talent de Picasso, ou encore à une multitude de films américains, qui ont fait des cinéphiles du monde entier, des spécialistes de l’Histoire des Etats-Unis. Car Hollywood, a très bien compris, que le cinéma était l’art privilégié pour réincarner l’Histoire.

En effet, le cinéma a des atouts majeurs pour la préservation de la mémoire collective. Contrairement à la lecture qui peut sembler pour certains rébarbative, ou encore les Beaux-Arts, qui demandent un effort d’interprétation qui peut en décourager beaucoup, le cinéma est un art divertissant, c’est l’« entertaintement » par excellence. C’est un art non-contraignant, qui demande peu d’implication, sinon de rester sans bouger devant un écran.  Enfin, c’est un art audiovisuel, par nature diffusable et accessible au plus grand nombre, surtout depuis l’avènement du téléchargement gratuit et du video-streaming, ce qui en fait le vecteur idéal pour propager rapidement et largement des idées et des messages.

Enfin, le pouvoir d’évocation du cinéma, sa faculté à façonner des personnages mythiques et de les inscrire dans l’imaginaire collectif, en fait un outil très efficace pour lutter contre l’oubli qu’il soit dû au naturel renouvellement des générations, le résultat d’une omerta imposée, ou d’une amnésie collective, tentative inconsciente d’un peuple de contourner un épisode douloureux de son histoire. Car, c’est bien de cela dont il s’agit, et la projection de Sira, ne peut être détachée du contexte politique tendu qui entoure les débuts du processus de Justice Transitionnelle en Tunisie. En effet, loin de se cantonner à ses aspects purement légalistes et judiciaires, la Justice Transitionnelle est un ensemble d’initiatives qui a pour objectif la révélation de la vérité. Cette plongée dans le passé, à pour but d’exposer des injustices, des violations et des crimes longtemps enfouis. L’exposition à ce passé avec tout ce qu’il contient d’ignominies, devant permettre la fondation d’un avenir commun sur des bases assainies. Cependant, se mettre d’accord sur une Histoire commune est un défi, car il arrive que ceux qui détiennent les récits de ce passé, se taisent, se contredisent, minimisent, voire corrompent la vérité, et donc déforment la mémoire collective. En ce sens, le film Sira est une pierre de plus apportée à ce monument mémorielle que les Tunisiens devront bâtir ensemble.

À la fin de la projection, Moncef Barbouch et l’ensemble des acteurs vinrent saluer le public sous un tonnerre d’applaudissements. Dans la salle de cinéma qui s’éclairait à nouveau, on pouvait apercevoir des gens aux visages graves, la mine défaite. D’autres au contraire arboraient un sourire malgré des yeux rougis par les larmes versées durant la projection. Le réalisateur saisi alors le micro et dit « Je n’ai pas fait ce film pour flatter un parti, ou un mouvement en particulier, j’ai fait ce film pour qu’on se souvienne, et que plus jamais, un homme et une femme n’aient à subir cela. »

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