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Immanuel Wallerstein:Le capitalisme est proche de sa fin

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Les séries d’été de l’Humanité : Penser un monde nouveau  . Pour l’historien américain, auteur du concept de système-monde, le capitalisme, comme tout corps naturel et social, n’est pas éternel. 
Il ne peut survivre en tant que système.

Immanuel Wallerstein est une figure incontournable de l’université américaine comme du mouvement altermondialiste. Sur la base des apports de Karl Marx et Fernand Braudel, il a construit une vision du capitalisme sur le long terme dont on peut lire la substance dans son ouvrage The Modern World-System paru en trois tomes (1974, 1980 et 1989). Il y définit le capitalisme comme un « système-monde » dont l’accumulation infinie du capital est la règle première. Dans les années 1970, il réfutait donc la notion de tiers-monde, arguant qu’il n’y avait qu’un seul monde connecté par 
des relations complexes. Diplômé de Columbia (New York), puis enseignant à Yale, il a également fondé le Centre Fernand-Braudel pour l’étude de l’économie des systèmes historiques et des civilisations 
de l’université de l’État de New York, à Binghamton. 
Il fut le président de l’Association internationale de sociologie entre 1994 
et 1998. À quatre-vingt-deux ans, il est le président de l’Association des amis de la maison des sciences de l’homme à Paris. Chercheur mais aussi citoyen, Immanuel Wallerstein est signataire du manifeste du Forum social de Porto Alegre intitulé « Douze propositions pour un autre monde possible ». Immanuel Wallerstein continue de livrer ses commentaires sur l’actualité (http://www.binghamton.edu/fbc/commentaries).

Pour en savoir plus : 
http://www.iwallerstein.com

À lire : Comprendre le monde. Introduction à l’analyse du système-monde et le capitalisme historique, (Éditions La Découverte).

Comment voyez-vous le capitalisme fonctionner depuis son émergence
il y a cinq cents ans ?

Immanuel Wallerstein. Je définis le capitalisme comme l’accumulation infinie de capital et je mets l’accent sur le mot « infinie ». C’est un système où la règle est l’accumulation du capital, et ceux qui ne la respectent pas sont éjectés. Cela a été un grand succès depuis cinq cents ans. L’accumulation a bien marché pour un petit groupe.

Comment le capitalisme a-t-il accumulé du capital ? La façon supposément évidente est celle du marché. Or ledit marché n’est pas amical pour le capitalisme. Il s’avère au contraire dévastateur. Ce qui permet l’accumulation est une situation de quasi-monopole, difficile à obtenir mais elle l’est toujours avec l’aide significative de l’État. Il n’y a pas d’autres moyens. Le capitalisme n’a jamais été contre l’État, pas plus aujourd’hui qu’hier ou que demain. Une fois atteint l’objectif, un autre problème se pose, les quasi-monopoles s’entre-dévorent… L’histoire a commencé il y a cinq cents ans et a duré jusqu’aux années 1970 avec le passage d’un capitalisme de quasi-monopole à un capitalisme de compétition qui est destructeur. Ils tentent donc, désormais, de recréer des quasi-monopoles.

Autre constante du capitalisme : en situation de quasi-monopole, vous ne pouvez pas amasser beaucoup d’argent dans un contexte de désordre généralisé. Un certain nombre de désordres peuvent être tolérés mais pas une situation générale de désordre. Les guerres sont mauvaises pour le capitalisme. Certes, certains capitalistes font de l’argent avec mais elles sont globalement destructrices de capital. Vous avez donc besoin d’une puissance hégémonique qui minimise les risques et stabilise les situations. Sauf que les puissances hégémoniques elles-mêmes s’autodétruisent. Pour tout un tas de raisons. D’abord parce qu’elles reposent sur la puissance militaire. La menace constitue, pour elles, un atout à condition de ne pas être utilisée. L’utilisation militaire mine les puissances pour une raison assez simple : les puissances hégémoniques ne peuvent jamais utiliser leur capacité militaire comme elles l’entendent. Cela donne donc des idées à d’autres forces qui veulent les défier. Tout cela, non plus, n’est pas nouveau.

Enfin, un dernier point : un capitaliste possède deux moyens de faire de l’argent : minimiser les coûts et maximaliser les prix, ce qui dépend, pour le second objectif, du contexte et d’une situation, ou pas, de quasi-monopole.

Commençons par les techniques 
de minimalisation des coûts…

Immanuel Wallerstein. Elles sont au nombre de trois. La première concerne le personnel, à partir des trois catégories : ceux qui ne sont pas formés et qui touchent le salaire minimum ou moins ; ceux qui ont un niveau intermédiaire et qui disposent d’un niveau de vie raisonnable ; enfin il y a le 1 % qui mène la danse. Il existe plein de techniques pour compresser ces coûts mais la principale réside dans le déménagement d’entreprises. C’est une technique standard non pas depuis vingt-cinq ans mais depuis cinq cents ans.

Autre technique : faire venir des paysans pour travailler dans des usines. C’est, dans un premier temps, une sorte de gagnant-gagnant. Le capitaliste paie moins de salaire et le paysan gagne plus en tant qu’ouvrier. Puis, après un temps de désorientation, le nouvel ouvrier apprend, s’engage et demande des augmentations de salaire. Retour pour le capitaliste à la technique standard : déménager. Si vous faites cela pendant cinq cents ans, vous commencez à sérieusement épuiser, en termes de main-d’œuvre potentielle, les zones rurales.

Vient ensuite le coût lié à la matière première du produit. Il est une chose que les capitalistes n’aiment pas faire : payer la note. Donc, ils jettent les produits toxiques dans la rivière. C’est une façon d’externaliser la toxicité. Mais si vous faites cela pendant cinq cents ans, vous avez épuisé aussi les rivières. En gros, vous utilisez les ressources mais ne payez pas pour leur renouvellement, vous coupez les arbres mais vous ne les replantez pas.

Troisième coût : les impôts que vous devez payer à quelqu’un. En 1912, Rockefeller payait 2 à 3 % d’impôts. Il en paie plus aujourd’hui même s’il ne le sait pas. Si on regarde à la bonne échelle, sur cinq cents ans, la note des impôts a augmenté pour les capitalistes.

Les capitalistes ont toujours essayé de réduire les coûts mais, lorsque vous regardez sur le long terme, vous vous apercevez qu’ils n’arrivent jamais à revenir au niveau de coût qui existait dans le cycle précédent. Rockefeller paie moins d’impôts qu’il y a trente ans mais beaucoup plus qu’il y a un siècle.

On entend parler de crises et de financiarisation comme de phénomènes relativement nouveaux. Qu’en pensez-vous ?

Immanuel Wallerstein. Financiarisation ? C’est le plus vieux nom du « jeu » capitaliste. Il n’y a vraiment rien de nouveau. C’est comme la « crise ». Il y a des hauts et des bas dans tout processus social. Comme les gens, un système respire, inspire, expire.

La crise systémique que je décris aujourd’hui ne signifie pas qu’il y a des hauts et des bas mais que le capitalisme ne peut survivre en tant que système. Il ne peut plus se reproduire sur le mécanisme qui est le sien depuis plus de cinq cents ans. Ce qui se passe depuis les années 1970, c’est la fin d’un cycle B de Kondratieff (phase descendante après une phase A de longue durée de développement et de croissance – NDLR). On a épuisé totalement toutes les ressources y compris les débiteurs. On court d’explosion de bulle en explosion de bulle. En 2008, les gens se sont rendu compte de ce phénomène. Même si la Bourse a retrouvé son niveau d’avant le déclenchement de la crise, nous sommes toujours dans une phase de récession car, pour moi, la seule mesure valable pour juger de la sortie de crise ou non, c’est le niveau du chômage. Nous ne sommes certainement pas près d’en sortir, puisque les politiques d’austérité ne fonctionnent pas. Économiquement et politiquement.

Accumulation, compression des coûts, financiarisation, « crises » : le capitalisme fonctionne ainsi depuis cinq cents ans. 
Ce qui est nouveau, selon vous, est que 
ce système arrive à sa fin.

Immanuel Wallerstein. Tous les systèmes ont une vie. C’est vrai du plus petit système dans la nature jusqu’à l’univers. Ce qui est vrai des organismes l’est aussi des systèmes sociaux. Ils ne sont pas éternels. Il en est de même pour le capitalisme, système-monde depuis cinq siècles qui a été plutôt prospère. Il a atteint le point d’une crise systémique. Il ne peut pas survivre. C’est juste un constat, pas l’expression d’un désir.

Depuis, au moins les années 1970, le système est entré dans une période de chaos. Qu’est-ce qui caractérise une situation chaotique ? Le fait que les hauts et les bas sont incontrôlés et d’ampleurs inégalées. Cela va certainement encore durer plusieurs décennies. Le capitalisme se trouve à un point de bifurcation. Il y a deux routes pour sortir de là. L’alternative peut se résumer ainsi : l’esprit de Davos ou l’esprit de Porto Alegre. Je m’explique. L’esprit de Davos, cela signifie un nouveau système qui n’est pas capitaliste mais qui reprend les trois caractéristiques du capitalisme (impérialisme, exploitation, polarisation). Il n’y a pas qu’une seule façon, le capitalisme, de faire cela. Vous savez, les capitalistes ne veulent plus du capitalisme car il ne leur permet plus d’engranger des profits assez substantiels. Les capitalistes veulent la fin du capitalisme autant que nous. L’esprit de Porto Alegre, c’est la marche vers un système relativement égalitaire et relativement démocratique. Je dis relativement car, il n’y a dans le monde aucun État réellement démocratique comme il n’en a jamais existé dans l’histoire.

Il faut bien voir que ces deux groupes sont divisés sur la tactique à adapter. Dans le groupe de Davos, il y a les adeptes du Tapez-leur sur la tête et ceux, plus sophistiqués, qui pensent que ça ne marche pas et qu’il faut tout changer pour que rien ne change. On trouve dans cette dernière catégorie les adeptes du capitalisme vert. Les disputes dans la presse entre George Soros (milliardaire et spéculateur – NDLR) et Dick Cheney (ancien vice-président de W. Bush – NDLR) reflètent cela.

Dans le groupe de Porto Alegre, il y a aussi un grand débat : un groupe parie sur les mouvements, les diversités sans organisation centrale, un autre avance que si vous n’avez pas de pouvoir politique, vous ne pouvez rien changer. Tous les gouvernements d’Amérique latine ont ce débat.

Ce qui est certain, c’est qu’en 2050 nous vivrons dans un autre système. Il peut être incroyablement pire comme meilleur que le système dans lequel nous vivons actuellement. Je dirais que c’est du 50-50, ce qui est plutôt une bonne cote… Cela peut déboucher sur un nouveau système-monde comme sur une multitude de petits systèmes comme ce fut le cas dans la majeure partie de l’histoire de l’humanité. L’existence d’un système-monde est très récente.

Qu’est-ce qui peut déterminer le résultat 
du processus que vous décrivez 
comme étant en cours ?

Immanuel Wallerstein. Il y a trois impondérables : la crise environnementale, les pandémies, une guerre nucléaire. Les trois sont enracinées dans le capitalisme mais les trois ont désormais leur propre existence. Détaillons-les.

La crise environnementale. Toutes les productions, quelles qu’elles soient, créent de la toxicité. Toutes. La question est de savoir ce que vous en faites. Le système capitaliste a décidé de la jeter à la rivière. Littéralement, comme je l’ai déjà dit. Au bout de cinq cents ans, cela rend les rivières plutôt impraticables pour les poissons et les hommes. Il faut alors nettoyer cela. C’est le rôle dévolu au gouvernement. Il faut de l’argent pour cela, et cet argent vient de la taxation. Jusqu’au point où l’on demande au capitaliste d’internaliser ce coût. Si je le fais, dit-il, je ne peux pas faire de profits. Il a absolument raison. Voilà pourquoi, de ce point de vue, il n’y a pas de sortie dans le cadre du système. Le changement climatique est la facette la plus dramatique de cette crise et personne ne peut vraiment dire la tournure qu’il peut prendre. Comme personne ne peut vraiment dire ce que certaines pandémies peuvent devenir.

Enfin, les armes nucléaires. D’ici dix ans, nous aurons vingt-cinq puissances nucléaires dans le monde. Au moins. Les États-Unis n’ont plus le pouvoir de stopper cela. Nous sommes dans une situation géopolitique chaotique avec dix ou douze centres de pouvoir à l’échelle de la planète. Par ailleurs, je ne crois pas que nous soyons à l’abri d’un scénario à la Docteur Folamour.

Nous connaissons les impondérables mais nous ne connaissons pas leur timing. Si l’un d’eux surgit avant la fin du processus de bifurcation, cela affectera le résultat. J’oubliais le dernier des impondérables : l’action de chacun qui peut, comme un effet papillon, changer l’ensemble du processus.

Aucune certitude quant à l’avenir ?

Immanuel Wallerstein. En Amérique du Sud, ils parlent beaucoup en ce moment du buen vivir, qui vient du quechua sumak kawsay. Que dit cette pensée ? Que la croissance est cancéreuse, pas vertueuse. Ça, c’est une certitude.

Petite histoire. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le Danemark était un petit pays pauvre. Il a pris la décision de se développer et ça a marché : il est en tête de toutes les mesures possibles de développement. Cela a coûté très cher. Mais si le monde entier voulait devenir le Danemark, ce ne serait pas possible en termes de ressources. Si nous voulons survivre en tant que civilisation, nous aurons à revenir sur nos standards de vie. Surtout dans les endroits où ils sont hauts. Nous sommes face à un changement civilisationnel. Il nous faut choisir quelles réalités nous voulons préserver et quelles autres nous voulons jeter par-dessus bord.

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